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Carnet à spirales
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Vingt siècles de Bordeaux 

... Nous vieillirons ensemble  

— 2/4 

Thank you Lord Gladstone 

  

Sous la deuxième moitié du XVIIIème siècle, les grands domaines affirment toute leur personnalité, et leur réputation remonte à cette époque. Le choix des meilleurs sols à vigne, la sélection des cépages s'affinent. Et les progrès des techniques de culture et de vinification permettent d'obtenir des vins de grande qualité. Les meilleurs partent toujours vers les grandes tables d'Angleterre et la France les boude. 

En outre, leur prix atteint des sommets : en 1784, le prix des premiers crus de Médoc atteint 2 400 livres le tonneau à l'exportation. Quant au meilleur (Sauternes), le Château-d'Yquem, il ne dépasse pas les 1 800 livres. 

Une nouvelle traversée du désert attend toutefois le Bordeaux. La Révolution, les guerres napoléoniennes et, surtout, le blocus continental qui interdit les exportations vers l'Angleterre et atteint les traversées maritimes vers les Antilles, ruinent le commerce. Sans parler de Napoléon qui ne jure que par le Chambertin et le Clos Vougeot. 

Patience et longueur de temps, après la ruine revient l'âge d'or. Sainte-Hélène devient la mère patronne du Bordeaux : l'exil de l'empereur français relance l'amitié anglo-bordelaise. William Gladstone, Chancelier de l'Echiquier, abaisse en 1860 les droits de douane sur les vins étrangers. Le Claret de Gladstone, comme on l'appelle à l'époque, s'envole. Des amateurs éclairés se constituent des collections de claret, qui font encore aujourd'hui l'objet d'enchères colossales. Les importations anglaises de Bordeaux triplent d'autant plus facilement que le Bordeaux envahit les caves de Roubaix, Tourcoing ou Lille, à quelques miles des (Côtes) anglaises. Les négociants ne se contentent pas de l'Angleterre. De nouveaux marchés s'ouvent comme la Scandinavie, la Russie et l'Argentine. 

 

Alerte au phylloxéra 

  

Une situation trop belle pour durer. Après avoir résisté aux invasions du Moyen-Age, à la Révolution et à Napoléon, le Bordeaux affronte un adversaire microscopique, mais autrement plus redoutable : le phylloxéra. Ce pou rongeur de racine est né chez l'Oncle Sam et sème la terreur dans les vignobles français à partir de 1860. Pourtant, la petite bête fait des ravages en Amérique depuis 1629. La navigation à vapeur va lui permettre de survivre à la traversée de l'Atlantique et de s'offrir un festin en Europe. Le Médoc est atteint en 1878. Il ne résiste pas. Le phylloxéra a fait ses dents sur un cépage de l'est des Etats-Unis, le Vitis Labrusca, qui lui résiste. Le Vitis vinifera européen est pour lui de la chair tendre qu'il va consciencieusement déguster jusqu'en 1890. Les expériences se suivent pour sauver les vignobles. Elles se ressemblent toutes : elles échouent. On finit par greffer des boutures de Vitis vinifera sur des souches de Vitis Labrusca. Il faut attendre l'entre-deux-guerres pour reconstituer le vignoble. Selon certains analystes, le phylloxéra aura coûté plus cher à la France que la guerre de 1870 et ses conséquences. Aujourd'hui, pratiquement tous les cépages français sont greffés sur des souches d'origine américaine. 

  

Le "jeudi noir" du Bordeaux 

  

A chaque époque ses périls. Après la deuxième guerre mondiale, les spéculateurs, pour la plupart étrangers, s'emparent du marché. Ils profitent des rivalités entre les grandes familles du négoce qui tiennent à la gorge les producteurs et spéculent sur la rareté du vin. Pour cela, ils conservent une quantité importante de vin, ce qui les oblige à emprunter auprès des banques. 

 

Les Anglo-Saxons ont tôt fait de comprendre que le vin est un produit qui se paye en espèces sonnantes et trébuchantes et que les marchés à conquérir sont encore nombreux. Ils laissent aux Français le soin de se gargariser des nuits entières sur ce qui fait un bon vin. Eux sont venus pour faire des affaires. Ils vont en faire et de bonnes. Pour s'introduire dans le milieu très fermé de la bourgeoisie bordelaise, ils proposent à cette dernière un marché tout simple : "Nous réglons vos dettes auprès des banques et nous entrons dans votre capital." Tope là! La mariée est trop belle pour se détourner. C'est ainsi que Seagrams, une entreprise américaine et canadienne, s'empare de Barton & Guestier; les Anglais Allied Breweries, Holt (consortium de négociants britanniques), Bowater, Bass Charrington et Whitbread s'offrent respectivement Barton & Guestier, Delor, Eschenauer, De Luze et Alexis Lichine et Cie. 

  

Dans les années 1970, les affaires tournent à la folie. Il ne s'agit plus d'acheter du vin pour le boire, mais pour faire un placement. Les enchères sur les premiers crus de Médoc atteignent des sommes inégalées de mémoire de commissaire priseur. Tel ce négociant texan qui débourse 9 000 dollars (120 000 Francs) pour un Mouton-Rothshild 1929. Il est vrai qu'il s'agit… d'un magnum. Les multinationales américaines, suisses ou britanniques - les Japonais ne s'intéressaient pas encore au vin - achètent tout et n'importe quoi. Puisque tout le monde dit que les cours vont monter, pourquoi se priver? Le boom de 1971 - 1973 permet aux producteurs de dégager des fonds suffisants pour améliorer leurs vignobles et leurs chais, ou pour moderniser leurs exploitations. Dans le même temps, les deuxièmes, troisièmes, quatrièmes et cinquièmes crus classés reconsidèrent le contenu de leurs cuves, pour en évacuer une partie, commercialisée à un niveau inférieur. La crise du pétrole donne un premier coup d'arrêt. La deuxième secousse sera plus vive : elle vient de la profession elle-même. En 1973, une des plus grandes maisons de la place de Bordeaux est accusée de pratiquer quelques coupages douteux. La récolte de 1972 est directement mise en cause. Inutile de préciser que les sommeliers rayent le Bordeaux de leurs cartes, surtout à l'étranger. Le marché s'effondre. 

Premiers touchés, les spéculateurs étrangers disparaissent du marché et jurent, mais un peu tard, qu'on ne les y reprendrait plus. Certains négociants en position délicate plongent et des grandes maisons commerciales traditionnelles seront rachetées. Les courtiers bordelais accusent également le coup, frappés par la perte de confiance à l'égard d'une région tout entière. On comptait 1 200 courtiers en France en 1965. Ils ne sont plus que 500 en 1978, dont une cinquantaine à Bordeaux. En revanche, beaucoup de petits négociants ne verront pas la tourmente : leur marché est suffisamment stable pour ne pas s'effondrer, et certains profitent même de la chute de certaines grandes maisons pour récupérer des parts de marché. Mais, au-delà des aléas financiers, c'est toute une réputation qu'il faut reconquérir. Le public préfère aller voir de visu ce qu'il achète. Le "directement du producteur au consommateur" a de beaux jours devant lui. Le milieu vinicole bordelais panse ses plaies. Il faut dire qu'aujourd'hui le vin, s'il a contribué à répandre le nom de la cité girondine à travers le monde, n'est plus l'activité principale de la région. IBM, Dassault et Ford détrônent au palmarès de l'emploi et du chiffre d'affaires les Médoc, Saint-Emilion et Pomerol. Et le port s'intéresse d'avantage à l'or noir qu'à l'or rouge. Le nouveau centre d'affaires international entièrement consacré au vin redonnera-t-il quelques couleurs à ce qui reste la capitale mondiale du vin?